BRUGES-LA-MORTE, de Georges Rodenbach
Veuf depuis 5 ans, Hughes Viane s’est retiré à Bruges – pour lui la ville est à l’image de son deuil, les canaux gris et immobiles sont le miroir même de sa dépression. Chaque soir, il erre dans Bruges, ressassant sans cesse le souvenir de la « Morte », cette jeune femme disparue à l’aube de ses trente ans, qui partagea sa vie pendant dix années de pur bonheur, en parfait accord des âmes et des corps.
Dans la vaste demeure bourgeoise, où Barbe le pieuse servante s’occupe de lui, il y a le salon qui a été érigé au rang même de reliquaire, même la servante n’y entre pour faire le ménage qu’en sa compagnie car il ne pourrait souffrir que la moindre chose ne soit abîmée, et certainement pas cette longue tresse de cheveux dorés qu’il coupa avant la mise au tombeau. Cette masse douce et soyeuse dans laquelle il a pleuré, dans laquelle il pleure encore.
Un jour, au cours de ses pérégrinations il croise une jeune femme, vivant portrait de celle qu’Hughes Viane pleure. Encore sous le choc, il se met à attendre avec impatience, au même endroit, son éventuel autre passage. Lorsqu’il la revoit, il commence à la suivre et découvre qu’elle se nomme Jane Scott, jeune actrice de passage dans un théâtre brugeois avec sa troupe de Lille.
Peu à peu Jane l’obsède, il s’imagine que la « Morte » tant aimée lui revient d’une certaine manière. Il finit par aborder Jane, en faire sa maîtresse qu’il installe dans un appartement quelque part dans Bruges ; il ne peut l’introduire dans la maison où règne le joli fantôme sous peine de sacrilège.
Mais Jane n’est pas la « Morte », c’est même au contraire une jeune femme très vivante et qui, même si flattée par l’attention d’Hughes Viane, a flairé le bon filon ; elle dépense sans compter ce qu’il lui donne mais n’hésite pas non plus à lui mentir sur qui elle voit, où elle va.
D’abord totalement absorbée par ce reflet de son cher fantôme, il lui amène un jour les robes de sa femme ; bien qu’elle s’en revête pour lui faire plaisir, Jane se moque tant des modèles que de ce rôle qu’elle doit jouer.
C’est alors que Viane commence à la voir telle qu’elle est réellement = différente de son amour. Il a commis le sacrilège de vouloir la faire totalement ressembler à la « Morte » et à présent, la descente aux enfers va commencer.
Car Viane, homme encore jeune, s’est pris au jeu des corps et ne peut plus se passer de celui de Jane ; Barbe s’inquiète, sa piété ne lui permet pas de « fréquenter le péché », on jase dans la ville – Bruges, c’est la province, chacun sait ce que fait son voisin et ce Viane que tout le monde plaignait, ce veuf qui attendrissait, nourrit à présent les ragots du village.
Jane, elle, a bien l’intention de se faire épouser, elle a compris l’emprise qu’elle a sur cet homme ; elle parvient à se faire inviter finalement – intrusion suprême dans les lieux sacrés. Le drame éclatera et Hughes Viane pourra enfin sombrer définitivement dans sa folie.
J’ai mis de longues années à me décider à sortir ce roman de ma PAL, non pas par manque d’envie de le lire, mais parce que je savais que j’allais découvrir un roman qui me frapperait très fort. J’ai été surprise par l’apothéose du tout dernier chapitre, culminant de manière absolument dramatique, après un roman lent et sobre.
Je n’ai guère été déçue, « Bruges-la-Morte » était exactement tel que je l’imaginais = sombre, mélancolique comme l’est en automne et en hiver, cette petite ville flamande que j’adore.
Le personnage d’Hughes Viane est un homme en pleine dépression, qui refuse de se soigner parce qu’il y a de la jouissance dans la souffrance. Il n’y a en principe aucune place pour une femme dans sa vie, sauf ce pâle reflet purement physique de jeune morte.
Il n’est guère difficile après cette lecture de comprendre où le tandem Boileau-Narcejac a puisé l’inspiration pour son « Entre les Morts » qui à son tour inspira « Vertigo » à Alfred Hitchcock.
L’histoire de ce veuf inconsolable m’a aussi fait penser au film de François Truffaut « La Chambre Verte ».
Dans cette histoire où l’on ne trouve que 3 personnages de chair et de sang, il en est un de plus, élevé au rang de culte et il en est un 5ème, en fait le plus important personnage du roman = la ville, miroir exact de Viane, comme lui elle est en léthargie, l’eau des canaux est immobile comme ses sentiments pour la jeune femme tant aimée.
L’histoire même, bien qu’émouvante, m’a peu touchée émotionnellement parlant – par contre l’écriture m’a profondément touchée, c’est écrit avec une beauté intellectuelle magistrale.
Je m’en suis littéralement délectée, relisant parfois plusieurs passages pour mieux m’en imprégner.
La manière dont Georges Rodenbach parle de Bruges, miroir de la vie de Viane, m’a totalement emportée malgré son pessimisme, ou peut-être en raison de ce pessimisme même, si éloigné de ma propre nature.
Voilà une lecture qui restera longtemps gravée dans ma mémoire.
« Bruges-la-Morte » a paru sous forme de feuilleton dans « Le Figaro », je suppose que c’est de là que viennent ces annotations dans mon livre, indiquant des passages qui n’existaient pas dans le manuscrit original de 1892.
Le roman est suivi d’une « lecture » de Christian Berg, offrant son analyse de l’histoire – analyse, faut-il le dire, beaucoup plus poussée et pointue que mon propre ressenti.